Global Gateway : Tournant géostratégique ou simple exercice de communication?

By Eleftheris Vigne

16 April 2024

Largement interprétée comme une réponse géostratégique européenne aux Nouvelles routes de la soie chinoises (NRS) dans le domaine des infrastructures, l’initiative Global Gateway (GG) soulève des doutes quant à sa véritable portée. Certaines voix critiques suggèrent que l’initiative relèverait davantage de l'exercice de communication que d'un réel tournant géostratégique. Ce billet soutient que la stratégie GG a le potentiel de faire avancer les objectifs de politique étrangère de l’UE et de ses États membres, mais que des incertitudes subsistent quant à la capacité de l'UE à mobiliser les ressources financières du secteur privé pour des projets de développement situés dans des environnements à haut risque. De plus, les normes attachées aux projets financés par GG pourraient ne pas correspondre aux priorités des pays partenaires.

La Commission européenne a officiellement dévoilé la stratégie GG en décembre 2021. Objectif déclaré : mobiliser 300 milliards d'euros afin de soutenir le développement des infrastructures à l'échelle mondiale au cours de la période 2021-2027, en s’appuyant sur les contributions de l’UE, des Etats membres, mais aussi du secteur privé. Sur le plan de la répartition géographique de ces efforts, la moitié des fonds, soit 150 milliards d'euros, devrait être spécifiquement allouée au continent africain.

Cependant, la communication floue et lacunaire relative à la composition de ces fonds génère une certaine confusion et attire différentes critiques. En réalité, GG n’apporte pas de nouveaux financements publics au sens strict, mais repose sur des ressources budgétaires de l’UE préexistantes à son lancement, ainsi que sur des anticipations de financements provenant des Etats membres et du secteur privé qui devraient être concrétisés d’ici 2027. Cette approche conduit par exemple l'Agence wallonne à l’exportation et à l'investissement (AWEX), chargée de faciliter l’accès des entreprises wallonnes aux financements de GG, à présenter cette initiative comme un nouveau « rebranding » des projets européens. Selon cette interprétation, GG semble principalement destinée à pallier le manque de visibilité des financements fournis par l'UE et ses États membres, malgré leur rôle de principaux bailleurs de fonds au niveau mondial.

Du côté de la Commission européenne, on revendique plutôt une stratégie de politique publique et un changement d’approche, incarnés notamment par l’« Équipe Europe », qui réunit l’UE, les institutions financières européennes (BEI, BERD), ainsi que les États membres et leurs agences de développement. Contrairement à la démarche traditionnelle consistant à financer et mettre en œuvre individuellement des projets spécifiques dans divers secteurs d'un pays donné, cette nouvelle approche « Equipe Europe » permet à ces acteurs de travailler de manière coordonnée. En combinant leurs ressources et leur expertise, ils peuvent ainsi obtenir un impact certes plus visible, mais aussi plus significatif, dont les « projets phares » constituent l’incarnation. Pas d’injection de moyens financiers supplémentaire provenant du budget de l’UE donc, mais une utilisation plus stratégique des fonds déjà alloués par l'UE, combinée à des contributions futures provenant à la fois des États membres et du secteur privé.

L’engagement des entreprises privées pour des projets situés dans des environnements politiques et économiques risqués ne va cependant pas de soi. Les succès des NRS résident en partie sur la capacité du gouvernement chinois à exercer son contrôle sur les banques d'État et les entreprises nationales afin de les impliquer même dans des environnements incertains. Or, le modèle de gouvernance libéral-démocratique de l'UE et de ses États membres ne permet pas un tel interventionnisme.

Pour inciter le secteur privé à investir dans des projets de développement risqués, la stratégie GG s’appuie principalement sur le Fonds européen pour le développement durable Plus (FEDD+), un instrument financier qui vise à mobiliser des investissements privés (et publics) grâce à des mécanismes de financement mixte et de garanties. Plus récemment, la Commission a également mis en place des organes visant à favoriser la coopération entre les acteurs publics et privés, tel que le GG Business Advisory Group. Enfin, l’UE s’efforce de créer un environnement d’investissement plus sûr et plus favorable dans les pays partenaires, notamment en fournissant une assistance technique dans le cadre de réformes politiques.

Le modèle de financement fonctionne-t-il ? « Oui ! » à en croire la Commission européenne, qui souligne toutefois que les mécanismes de garanties nécessitent plus de temps pour produire pleinement les effets escomptés. « Selon les dernières estimations, on devrait même être un peu au-delà des 300 milliards d’euros » nous dit-on. Néanmoins, la Commission ne dispose pas de données consolidées et fiables à communiquer, et celles-ci ne devraient pas être disponibles avant la fin du cycle budgétaire de l’UE, soit en 2027.[1]

GG incarnerait également un changement de paradigme dans la manière dont l’UE conçoit ses relations avec les pays partenaires. Soucieuse de répondre à une critique souvent assenée à l’UE, la stratégie GG vise ainsi à rompre avec la dynamique traditionnelle donneur-receveur au profit d'une collaboration « mutuellement bénéfique » et d’une relation de « partenariat égalitaire », un narratif qui n’est pas sans rappeler celui développé par Pékin. Concrètement, cela signifie que les projets financés par GG sont élaborés et mis en œuvre en concertation avec les pays partenaires. Cela signifie également qu’au lieu de présenter ses efforts comme répondant uniquement aux besoins de développement de ses partenaires, l'UE reconnaît désormais les intérêts propres qui sous-tendent sa coopération au développement[2].

Cependant, tandis que GG se distingue des NRS par des valeurs et des normes rigoureuses attachées au financement de ses projets[3], il semble que leur élaboration ait été effectuée sans consulter les pays partenaires. Cette approche, compréhensible au regard de la stratégie visant à aligner les opérations d’investissement sur les priorités et les intérêts de l’UE, entre toutefois en contradiction avec le narratif de « partenariat égalitaire » et rend l’UE vulnérable aux accusations persistantes d'eurocentrisme.

En conséquence, et aussi cruciales soient-elles pour assurer un développement durable et de qualité, les normes que GG vise à insérer dans les projets peuvent ne pas être entièrement partagées par les pays récipiendaires, en particulier si elles entraînent un coût plus élevé ou des délais plus longs dans la mise en œuvre des projets. Par contraste, la Chine et ses entreprises sont souvent louées pour leur capacité à réaliser des projets d'envergure en un temps record. En Afrique, où les besoins en infrastructures sont pressants, cette efficacité perçue des Chinois est particulièrement attractive auprès des élites politiques, y compris celles se revendiquant de principes démocratiques (ces dernières sont soumises à la pression de produire des résultats tangibles dans des délais restreints, notamment en vue des échéances électorales).

L’essence même de ces normes semble d’ailleurs être perçue de manière ambivalente au sein des pays récipiendaires. Certes, il est peu probable que des dirigeants corrompus se laissent séduire par une offre liant les investissements au respect de normes de transparence ; toutefois, ce principe peut résonner favorablement auprès des populations locales[4]. Quant aux normes écologiques, il n’est pas rare que des communautés locales contestent des projets, notamment chinois, en raison de leurs répercussions néfastes sur l’environnement. Néanmoins, les États en développement demeurent souvent demandeurs d’investissements dans des projets liés aux énergies fossiles, qui ne sont pas éligibles aux financements de GG.

Sous réserve de mobiliser les investissements nécessaires, la stratégie GG a le potentiel d’avancer certains objectifs de politique étrangère de l’UE et de ses Etats membres. Elle bénéficie pour cela d’un contexte propice, marqué par un ralentissement des financements chinois à l’étranger et le désir pour certains pays partenaires de réduire leur dépendance à l’égard de la Chine. Toutefois, dans les situations où GG et les NRS entreraient en concurrence, les normes de GG, exigeantes et pas nécessairement alignées sur les priorités des dirigeants des pays récipiendaires, pourraient ne pas jouer en faveur de l’UE.


[1] Entretien réalisé avec un fonctionnaire de la Direction générale des partenariats internationaux de la Commission européenne.

[2] Il s'agit notamment pour l’UE de promouvoir son agenda écologique et des valeurs démocratiques, de renforcer son autonomie stratégique, de pénétrer de nouveaux marchés en croissance et d’établir des normes de connectivité.

[3] Notamment des normes de bonne gouvernance et de transparence, de droit du travail, mais aussi de lutte contre le changement climatique et de protection de l’environnement.

[4] Par exemple, au Kenya, la société civile exerce des pressions en faveur d’une plus grande transparence dans les relations commerciales de leur gouvernement.